Prévention primaire du cancer: l’acide acétylsalicylique
Plusieurs études observationnelles attribuent des propriétés préventives à un certain nombre de médicaments utilisés depuis des années pour des indications autres que la prévention du cancer. Dans cet article, nous tâchons de déterminer la place de l’acide acétylsalicylique dans la prévention primaire du cancer en nous basant sur les données issues de RCT.
Cancer colorectal
Il existe quelques preuves d’un effet préventif du cancer colorectal par l’administration quotidienne d’acide acétylsalicylique. Deux RCT plus anciennes, dans lesquelles l’acide acétylsalicylique était administré tous les deux jours, ne montrent aucun effet préventif sur l’incidence du cancer colorectal.1,2 Deux méta-analyses ultérieures ont inclus des RCT dans lesquelles l’acide acétylsalicylique est administré quotidiennement. Ces études montrent que l’acide acétylsalicylique diminue le risque d’incidence de cancer colorectal3,4 et de mortalité qui y est associée4. Une faible dose (75 mg) d’acide acétylsalicylique pourrait suffire à cet effet.4 Dans ces analyses, il est important de faire une distinction entre la durée du traitement et le nombre d’années de suivi, étant donné que l’effet protecteur de l’acide acétylsalicylique est associé aux deux. Dans une méta-analyse, l’effet protecteur n’est visible qu’après 10 ans de suivi et le bénéfice est le plus important lorsque la durée du traitement est d’au moins 5 ans.3 Par ailleurs, l’intensité de l’effet protecteur est associée à l’observance thérapeutique.3 Les auteurs de ces méta-analyses ne signalent pas les effets indésirables de l’acide acétylsalicylique.
- Dans une méta-analyse3 de 2007, l’incidence du cancer colorectal est de 2,5% dans le groupe acide acétylsalicylique (300-1.200 mg) contre 3,4% dans le groupe témoin avec un HR de 0,74 (IC à 95% 0,56 à 0,97). Lors d’une durée de traitement de ≥ 5 ans, l’incidence est de 2,5% contre 3,8% avec un HR de 0,63 (IC à 95% 0,47 à 0,85).
- Une méta-analyse de 20104 (75-1.200 mg), avec un suivi des données pendant 20 ans, rapporte un HR de 0,76 (IC à 95% 0,60 à 0,96) pour l’incidence du cancer du côlon. Pour le cancer du rectum, ceci n’est significatif que pour une durée de traitement de ≥ 5 ans : HR 0,58 (IC à 95% 0,36 à 0,92).
Pour une dose plus faible d’acide acétylsalicylique (75-300 mg), il existe une réduction absolue du risque de 1,21% (HR 0,75 (IC à 95% 0,56 à 0,97)). Lors d’une durée de traitement de ≥ 5 ans, ce pourcentage passe à 1,55% (HR 0,62 (IC à 95% 0,43 à 0,94)).
Mortalité spécifique au cancer
La méta-analyse de 20104 rapporte un HR de 0,65 (IC à 95% 0,48 à 0,88) pour la mortalité liée au cancer du côlon. Pour le cancer du rectum, ceci n’est significatif que pour une durée de traitement de ≥ 5 ans avec un HR de 0,47 (IC à 95% 0,26 à 0,87).
Pour des doses plus faibles (75 à 300 mg) d’acide acétylsalicylique, il existe une réduction absolue du risque de 1,36% (HR 0,61 (IC à 95% 0,43 à 0,87)) pour la mortalité liée au cancer colorectal. Lors d’une durée de traitement de ≥ 5 ans, ce pourcentage passe à 1,76% (HR 0,48 (IC à 95% 0,30 à 0,77)).
Autres cancers
Pour d’autres types de cancer, les observations sont contradictoires. Dans le cas de l’incidence de cancers multiples, aucun effet protecteur n’a été démontré avec l’acide acétylsalicylique.3,5 Une méta-analyse montre un risque plus faible de mortalité spécifique au cancer, en particulier dans les cancers gastro-intestinaux.6 Cet effet favorable est associé au nombre d’années de suivi et à la durée du traitement, mais pas à la posologie de l’acide acétylsalicylique (à partir de 75 mg). Une légère diminution de la mortalité totale est également rapportée. Deux autres méta-analyses, par contre, ne rapportent aucun effet protecteur pour la mortalité spécifique au cancer ni pour la mortalité totale.5,7
Commentaires
Plusieurs facteurs doivent être pris en compte lors de l’interprétation de toutes ces données:
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Aucune des RCT discutées n’a été conçue pour étudier la prévention du cancer, mais ont initialement été réalisées dans le cadre de la prévention cardiovasculaire. Par conséquent, les résultats ne peuvent pas être généralisés.
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Le taux d’abandons dans ces études était élevé.
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Dans le groupe acide acétylsalicylique, on s’attend à davantage de saignements gastro-intestinaux, avec de ce fait peut-être plus de coloscopies et de polypectomies.
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Les adaptations du style de vie sont maintenant davantage encouragées et les programmes de dépistage du cancer colorectal n’étaient pas disponibles au moment de la plupart des études. Cela peut réduire l’effet préventif potentiel de l’acide acétylsalicylique.
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Enfin, il convient de noter que les effets indésirables de l’acide acétylsalicylique ne sont pas toujours signalés. Le risque de saignements (graves) est clairement accru dans les méta-analyses qui en font état.
Prévention du cancer de l’œsophage en cas d’œsophagite de Barrett
L’étude récente Aspect est la première RCT à fournir une meilleure compréhension de la valeur des IPP et l’acide acétylsalicylique dans la prévention du cancer de l’œsophage chez les patients atteints d’œsophagite de Barrett.8 Une dose élevée d’IPP associé à l’acide acétylsalicylique offre une meilleure protection qu’une faible dose d’IPP sans acide acétylsalicylique pour le critère d’évaluation primaire composé (mortalité totale, cancer de l’œsophage et dysplasie de haut grade). Ceci pour une durée de traitement d’au moins 9 ans. Il y a eu peu d’effets indésirables graves liés à l’acide acétylsalicylique (1,3%). Cependant, il n’y a pas d’effet protecteur si l’on ne considère que le critère d’évaluation ‘cancer de l’œsophage’ dans les analyses secondaires. Une autre remarque générale est que la dose d’acide acétylsalicylique utilisée est relativement élevée (300-325 mg).
Conclusion du CBIP
Le CBIP est d’avis qu’avec les données actuellement disponibles, l’acide acétylsalicylique n’est pas recommandé pour la prévention du cancer colorectal en raison d’une balance bénéfice/risque incertaine. Ceci est d’autant plus vrai pour la prévention du cancer en général.
Sources spécifiques
1 Sturmer T, Glynn RJ, Lee IM, et al. Aspirin use and colorectal cancer: post-trial follow-up data from the Physicians’ Health Study. Ann Intern Med 1998;128:713–20.
2 Cook NR, Lee IM, Gaziano JM, et al. Low-dose aspirin in the primary prevention of cancer: the Women's Health Study: a randomized controlled trial. JAMA 2005;294(1):47-55.
3 Flossmann E, Rothwell PM 2007. Effect of aspirin on long-term risk of colorectal cancer: consistent evidence from randomised and observational studies. Lancet 2007;369:1603-13.
4 Rothwell PM, Wilson M, Elwin CE, et al. Long-term effect of aspirin on colorectal cancer incidence and mortality: 20-year follow-up of five randomised trials. Lancet 2010;376(9754):1741-50.
5 Haykal T, Barbarawi M, Zayed Y, et al. Safety and efficacy of aspirin for primary prevention of cancer: a meta-analysis of randomized controlled trials. J Cancer Res Clin Oncol 2019;145(7):1795-1809
6 Rothwell PM, Fowkes FG, Belch JF, et al. Effect of daily aspirin on long-term risk of death due to cancer: analysis of individual patient data from randomised trials. Lancet 2011;377(9759):31-41.
7 Seshasai SR, Wijesuriya S, Sivakumaran R, et al. Effect of aspirin on vascular and nonvascular outcomes: meta-analysis of randomized controlled trials. Arch Intern Med 2012;172(3):209-16.
8 Jankowski JAZ, de Caestecker J, Love SB, et al. Esomeprazole and aspirin in Barrett's oesophagus (AspECT): A randomised factorial trial. Lancet 2018;392:400.