Utilisation de médicaments potentiellement tératogènes et/ou fœtotoxiques pendant la grossesse: une étude des Mutualités Libres
Les Mutualités Libres ont publié le 13 novembre 2018 une étude sur l’utilisation de médicaments potentiellement tératogènes (défini comme suit: provoquant des malformations) ou fœtotoxiques (défini comme suit: ayant un effet négatif sur le développement ou la santé de l’enfant à naître) par des femmes enceintes.1 L’étude a analysé les médicaments remboursables qui ont été délivrés (en contexte hospitalier également), durant la période du 1/1/2014 au 31/12/2016, à des femmes enceintes affiliées aux Mutualités Libres. L’étude ne comprend donc pas de données sur les médicaments non remboursés (soumis à prescription ou en vente libre). Les médicaments potentiellement “tératogènes” et “fœtotoxiques”, étant “interdits” en période de grossesse (ou pendant certaines périodes de la grossesse) selon les sources Lareb (Pays-Bas) et CRAT (France), ont été identifiés. Les médicaments tératogènes qui peuvent être utilisés en période de grossesse à défaut d’alternative thérapeutique plus sûre (carbamazépine, lithium, ...) n’ont pas été analysés.
Les résultats en bref
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Pendant la période étudiée (3 ans), 68.500 accouchements sont survenus chez 63.736 femmes. Dans 83% des grossesses, un médicament remboursé a été délivré, en moyenne 4 médicaments différents par grossesse (valeur médiane: 3 médicaments différents).
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Dans 6,9% des grossesses (donc 1 grossesse sur 14), un médicament potentiellement tératogène ou fœtotoxique, interdit pendant la grossesse (ou certaines périodes de la grossesse) selon le Lareb ou le CRAT, a été identifié. En voici le top 4.
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AINS/acide acétylsalicylique durant le 3e trimestre: 4,7 % des grossesses (surtout diclofénac et ibuprofène).
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Misoprostol, dans la spécialité Cytotec®: 0,5% des grossesses, et dans 90% des cas, délivré à l’hôpital un ou plusieurs jours avant l’accouchement. Il s’agit donc d’une utilisation (en off-label) destinée à déclencher le travail.
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Produits de contraste iodés: 0,5% des grossesses.
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Antibiotiques: un aminoglycoside dans 0,45% des grossesses, une tétracycline dans 0,38% des grossesses.
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Le rapport se focalise en particulier sur l’utilisation de l’acide valproïque (dans 56 grossesses) et de l’isotrétinoïne (dans 10 grossesses), deux médicaments dont les effets tératogènes sont bien connus.
- Il a été constaté par ailleurs que 23 femmes ont pris de l’acide valproïque pendant leur grossesse alors qu’elles n’en prenaient pas dans les 6 mois avant leur grossesse. Ceci est inquiétant.
- Il a également été constaté que 6 femmes ont pris de l’isotrétinoïne pendant leur grossesse alors qu’elles n’en prenaient pas dans les 6 mois avant leur grossesse. Ceci est inquiétant.
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La proportion de femmes enceintes ayant utilisé un médicament potentiellement tératogène ou fœtotoxique était plus élevée parmi les femmes âgées de plus de 35 ans et parmi les femmes de milieu défavorisé.
Quelques commentaires
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Malgré les nombreuses limites de cette étude (évaluation limitée aux médicaments remboursés; pas de données sur la prise réelle du médicament; pas de données sur les indications; pas de données sur l’issue de la grossesse, etc.), l’étude donne un aperçu intéressant de l’utilisation de médicaments potentiellement tératogènes ou fœtotoxiques par des femmes enceintes.
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Les risques liés à l’utilisation d’AINS et de salicylés pendant le 3e trimestre de la grossesse sont connus depuis longtemps et bien décrits. Dans le Répertoire (chapitre 9.1.), nous mentionnons: "Troisième trimestre: en cas de prises répétées, prolongation de la grossesse et de l'accouchement, hémorragies chez la mère, le fœtus et le nouveau-né, fermeture prématurée du canal artériel, et hypertension pulmonaire. Même en cas d’utilisation de courte durée, une insuffisance rénale (avec risque d'oligohydramnios) et une insuffisance cardiaque peuvent survenir chez le fœtus et chez le nouveau-né". On notera en outre que l’utilisation d’AINS est également à déconseiller lors du 1er trimestre, en raison du risque d’avortement spontané et de la suspicion d'un effet tératogène.
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Le misoprostol est utilisé, en raison de son effet stimulant sur l’utérus, pour provoquer l'avortement, pour déclencher le travail et en cas d'hémorragie du post-partum. Cytotec® est utilisé en off-label depuis de nombreuses années dans ces indications. En France, en mars 2018, la firme responsable de la spécialité Cytotec®, également utilisée en France en off-label pour le déclenchement du travail, a décidé de la retirer du marché en raison de notifications de rupture utérine et de décès de la mère et de l’enfant (contractions trop fortes et mauvaise oxygénation de l’enfant).2 La spécialité contenant du misoprostol à usage vaginal (Mysodelle®), qui était spécifiquement autorisée pour le déclenchement du travail, a été retirée du marché en décembre 2018 (concernant Mysodelle®, une mise en garde avait été émise en 2017 contre l’apparition de contractions trop fréquentes qui parfois ne diminuaient pas malgré l’administration d’un tocolytique3).
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Le rapport souligne que, durant la période étudiée, un certain nombre de femmes enceintes ont été exposées à l’acide valproïque et à l’isotrétinoïne alors que ces deux médicaments sont pourtant bien connus comme étant fortement tératogènes. Nous ignorons quelles en étaient les indications, mais le fait que, chez quelques femmes, ces médicaments aient été initiés pendant la grossesse, est tout de même inquiétant. En ce qui concerne l’acide valproïque, il se peut que, dans certains cas d’épilepsie, en l’absence d’alternative et après analyse des risques et bénéfices, l’on décide de poursuivre le médicament en période de grossesse, moyennant un bon suivi. En revanche, en ce qui concerne l’isotrétinoïne, il n’existe aucune indication qui puisse contrebalancer le risque tératogène, et son utilisation en période de grossesse n’est donc justifiée en aucun cas. Des mesures renforcées ont d’ailleurs été prises récemment concernant l’acide valproïque et l’isotrétinoïne, afin d’en éviter l’exposition in utero. Il est à espérer que ces mesures permettront de limiter encore davantage l’exposition à ces molécules.
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Concernant l’acide valproïque: voir les Folia de mars 2015 et, concernant les mesures renforcées, les Folia de juin 2018 (contre-indication absolue pendant la grossesse, sauf dans les rares cas d’épilepsie ne répondant à aucun autre traitement; chez les jeunes filles et les femmes en âge de procréer, l’utilisation d’acide valproïque doit être conditionnée par des mesures de précaution strictes, faisant partie d’un programme de prévention de la grossesse).
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Concernant l’isotrétinoïne: voir la rubrique “Communiqué par le Centre de pharmacovigilance” dans le présent numéro : un nouveau programme de prévention de la grossesse est d’application.
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Il est essentiel que les professionnels de la santé puissent accéder facilement à des informations solides sur les risques potentiels liés à un médicament en période de grossesse. Le Lareb (Pays-Bas) et le Crat (France), toutes deux en accès libre, sont certainement des sources solides. Le CBIP s’appuie, pour ses informations dans le Répertoire, sur l’ouvrage de référence Drugs in Pregnancy and Lactation (Briggs et al., une source payante), ainsi que sur le Lareb et le Crat. Pour un grand nombre de médicaments, récemment introduits mais aussi plus anciens, on ne dispose toutefois que de très peu de données, ce qui reste un problème. Par ailleurs, les mêmes données sont parfois interprétées différemment d’une rédaction à l’autre, et les avis ne sont pas toujours unanimes. Dans le Répertoire, nous nous efforçons de récapituler les informations essentielles, en tenant compte autant que possible des données se rapportant à l’être humain. Les problèmes les plus graves sont signalés en caractères gras dans le Répertoire, dans les rubriques "Grossesse et allaitement" ou "Contre-indications". Pour plus d’informations, voir Intro.2. Guide d'utilisation du Répertoire et Intro.6.4. Médicaments pendant la grossesse et l'allaitement.
Sources spécifiques
1 Mutualités Libres. Étude. Médicaments tératogènes ou fœtotoxiques utilisés pendant la grossesse en Belgique. Sur https://www.mloz.be/fr/content/8-femmes-enceintes-sur-10-prennent-au-moins-un-medicament-02 Voir https://ansm.sante.fr/S-informer/Communiques-Communiques-Points-presse/Cytotec-misoprostol-arret-de-commercialisation-a-compter-du-1er-mars-2018-Communique
3 Voir https://www.afmps.be/sites/default/files/content/dhpc_mysodrelle_fr_-_website.pdf