Les opioïdes dans les douleurs chroniques de l’arthrose et du dos
Traitement médicamenteux
C’est également ce qui ressort de l’étude SPACE-trial, une étude publiée dans la revue JAMA2, portant sur 240 patients en première ligne souffrant de douleurs chroniques (incluant des patients souffrant de dépression ou de stress post-traumatique). Dans cette étude de longue durée, une prise en charge par étapes a été appliquée, qui se rapproche de celle utilisée dans la pratique clinique.
Dans cette étude, l’effet d’un traitement chronique (12 mois) par opioïdes a été comparé avec un traitement par des médicaments non opioïdes chez des vétérans américains*. Une stratégie treat-to-target a été adoptée, impliquant activement le patient. Pour chaque patient, des objectifs thérapeutiques individuels ont été fixés (capacités fonctionnelles, douleurs, …) et le traitement pouvait être ajusté chaque mois. Afin de modeler cette étude sur la pratique clinique et la rendre réalisable à long terme, le choix s’est porté sur une prise en charge par étapes comprenant plusieurs options médicamenteuses, tant dans le groupe "opioïdes" que dans le groupe "non-opioïdes". Cependant, dans le groupe "non-opioïdes", l’opioïde tramadol était également une option thérapeutique à l’étape 3.
Groupe “opioïdes” | Groupe “non-opioïdes” | |
1e étape |
- morphine par voie orale, à libération normale |
- AINS par voie orale et diclofénac par voie locale |
2e étape |
morphine par voie orale, à libération prolongée |
- antidépresseurs tricycliques par voie orale (nortriptyline, amitriptyline) |
3e étape | fentanyl par voie transdermique |
- prégabaline par voie orale |
*militaires qui ont été dégagés de leurs obligations militaires ou suspendus dans leur fonction pour des raisons autres qu’une faute grave
Après 12 mois, la stratégie "opioïdes" n’aboutissait pas une plus grande amélioration des capacités fonctionnelles que la stratégie "non-opioïdes", alors que le nombre d’effets indésirables rapportés dans le groupe "opioïdes" était deux fois plus grand. La douleur avait même diminué davantage dans le groupe "non-opioïdes", par rapport au groupe "opioïdes", mais cette différence, qui était statistiquement significative, n’était pas cliniquement pertinente.
Critères d’exclusion: toute contre-indication à l’un des médicaments des deux groupes, quel qu’il soit, patients présentant des troubles liés à l’abus de substances (substance use disorder) ou dont l’état ne permettait pas une évaluation sur 12 mois (p.ex. en raison d’une fin de vie proche).
Traitement: les patients étaient traités selon un modèle de « collaborative pain care” impliquant activement le patient. Dans le cadre d’une stratégie thérapeutique “treat-to-target”, des objectifs individuels en termes de capacités fonctionnelles et de soulagement de la douleur ont été fixés. Un suivi mensuel était assuré, jusqu’à obtenir un schéma médicamenteux stable; ensuite, le suivi n’était plus qu’assuré tous les mois à 3 mois. Dans le groupe « opioïdes », la préférence était donnée à la monothérapie, mais si nécessaire, une préparation à libération prolongée pouvait être combinée avec une préparation à libération normale « selon les besoins ». La dose était progressivement augmentée jusqu’à maximum 100 mg d’équivalent morphine par jour. Si aucun effet clinique n’était obtenu lorsque la dose avait été augmentée jusqu’à 60 mg d’équivalent morphine, une rotation d’opioïdes était privilégiée.
Critère d’évaluation primaire: l’amélioration des capacités fonctionnelles liée à la douleur a été mesurée à l’aide de l’échelle d’interférence du BPI (Brief Pain Inventory)
Résultats: Après 12 mois, il n’y avait pas de différence significative en ce qui concerne le score moyen sur l’échelle d’interférence du BPI dans le groupe "opioïdes" (3,4), par rapport au groupe "non-opioïdes" (3,3). L’intensité de la douleur était statistiquement significativement plus faible dans le groupe "non-opioïdes" (score BPI moyen de 3,5) par rapport au groupe "opioïdes" (score BPI moyen de 4,0); différence de 0,5 (IC à 95% 0,0 à 1,0). Après 12 mois, on a observé une amélioration d’au moins 30% des capacités fonctionnelles chez 59% des patients du groupe "opioïdes", contre 60,7% dans le groupe "non-opioïdes"; différence de 1,7 (IC à 95% -14,4 à 11,0). Après 12 mois, une réduction de 30% ou plus a été observée sur l’échelle de la douleur du BPI chez 41% des patients du groupe "opioïdes", contre 53,9% dans le groupe "non-opioïdes"; différence de 12;8 (IC à 95% -25,6 à 0,0).
Les résultats de cette étude suggèrent que l’instauration d’opioïdes chez les patients souffrant de douleurs chroniques de l’arthrose et du dos n'est pas utile à long terme, mais l'étude présente quelques limites.
L'une des limites de cette étude est qu’il s’agit d’une sélection de patients militaires (dont 87% d'hommes), ce qui fait que les résultats peuvent ne pas être complètement extrapolables à l’ensemble de la population. De plus, les patients connaissaient le type de médicament avec lequel ils étaient traités (étude ouverte) ; ceci a probablement plutôt entraîné une surestimation de l’effet en faveur des opioïdes.
Mais la principale limite de l'étude provient du fait que, dans le groupe "non-opioïdes", l’opioïde tramadol a été utilisé lors de la 3e étape. Dans l’étude initiale, le groupe "non-opioïde" du schéma thérapeutique était un groupe évitant les opioïdes. Les auteurs ont confirmé3 que le fait de proposer du tramadol n'est plus justifiable dans le contexte actuel de la crise américaine des opioïdes, mais qu'au moment d’initier l'étude, l'accès aux opioïdes ne pouvait éthiquement pas être refusé aux patients chez lesquels tous les non-opioïdes avaient échoué. Seulement 13 (~10%) patients de ce groupe ont effectivement eu recours au tramadol. Dans un commentaire sur l’article 4 , l’auteur confirmait que les résultats restaient inchangés même après exclusion des utilisateurs de tramadol du groupe "non-opioïdes", ce qui renforce tout de même le message.
L'étude ne se prononce pas non plus sur les AINS à usage local: le diclofénac par voie locale n'a été rajouté comme option thérapeutique que dans les derniers mois de l'étude et n'a donc été utilisé que par un petit nombre de patients.
La place de la pharmacothérapie dans la douleur chronique
La douleur chronique est un phénomène complexe consistant en des réactions dynamiques entre des facteurs biomédicaux, psychologiques et sociaux. La prise en charge médicamenteuse actuelle de la douleur chronique repose souvent sur des principes d’analgésie aiguë suivant les modèles des douleurs nociceptives et neuropathiques, ou est parfois une extrapolation de l’échelle analgésique par paliers utilisée dans le contexte du traitement des douleurs cancéreuses.
Il devient toutefois de plus en plus clair que d’autres mécanismes de la douleur entrent en jeu chez les patients souffrant de douleurs chroniques. À ce sujet, le nouveau concept de “douleur nociplastique” récemment introduit par l’International Association for the Study of Pain (IASP)5 est intéressant: il s’agit de la douleur provoquée par des changements dans les processus nociceptifs sans activation des nocicepteurs par des stimuli nocifs, une maladie ou l'atteinte du système somatosensoriel. La douleur se manifeste souvent sur tout le corps, et constitue d’un point de vue psychologique plutôt une forme de comportement acquis inconsciemment, et une affection neuropathologique, non activée par des stimuli nociceptifs.6
Il est clair que l’analgésie médicamenteuse qui vise l’élimination complète des stimuli douloureux ne suffit pas chez la plupart des patients souffrant de douleurs chroniques. Le traitement des douleurs chroniques requiert donc une autre approche, sur un modèle biopyschosocial global, qui aille plus loin que les seules mesures médicamenteuses [voir aussi les Folia de février 2018], et qui favorise notamment aussi un mode de vie actif et la santé mentale du patient. La place des opioïdes dans ce contexte est très limitée et ne se justifie pas à long terme.
Sources spécifiques
1 VAD dossier opioïde pijnstillers. Januari 2019. http://www.vad.be/assets/dossier_opioide_pijnstillers_web2 Krebs EE, Gravely A, Nugent S, Jensen AC, DeRonne B, Goldsmith ES, Kroenke K, Bair MJ, Noorbaloochi S. Effect of Opioid vs Nonopioid Medications on Pain-Related Function in Patients With Chronic Back Pain or Hip or Knee Osteoarthritis PainThe SPACE Randomized Clinical Trial. JAMA. 2018;319(9):872-882. doi:10.1001/jama.2018.0899
3 Opioids Tie Non-opioid Painkillers in Randomized Trial, Which Means Opioids Lose. F. P. Wilson. https://www.youtube.com/watch?v=iV5-W7vtpso
4 Krebs EE, Gravely A, Noorbaloochi S. Opioids vs Nonopioids for Chronic Back, Hip, or Knee Pain-Reply. JAMA. 2018;320(5):508–509. doi:10.1001/jama.2018.6953
5 Kosek E, Cohen M, Baron R, Gebhart GF, Mico JA, Rice AS, et al. Do we need a third mechanistic descriptor for chronic pain states ? Pain. 2016;157(7):1382-6
6 Morlion, B. RIZIV. Réunion de consensus. L’usage rationnel des opioïdes en cas de douleur chronique. 6 décembre 2018 (publication en ligne pas encore disponible)