Message clé
Dans la pratique, des antidépresseurs sont souvent utilisés en dehors du cadre de la dépression, notamment chez les patients souffrant de douleurs chroniques (fibromyalgie, douleurs neuropathiques, arthrose, etc…). Une nouvelle Cochrane Review conclut que la duloxétine est le seul antidépresseur dont l’efficacité a été clairement démontrée dans le traitement de la douleur chronique, mais seulement à court terme. Pour aucun antidépresseur, on n’a trouvé de preuves fiables démontrant son efficacité et son innocuité à long terme. Les auteurs de la Cochrane Review soulignent qu’il n’existe pas un antidépresseur qui conviendrait à tous les cas de douleur chronique et qu’une approche individualisée est essentielle.
En quoi cette étude est-elle importante ?
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Les douleurs chroniques (fibromyalgie, douleurs neuropathiques, douleurs articulaires, etc.) affectent considérablement la qualité de vie et le fonctionnement quotidien des patients et constituent l’une des causes les plus fréquentes d’absentéisme au travail. Selon les estimations, environ un adulte sur cinq souffre de douleurs chroniques dans le monde.1
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À côté des traitements traditionnels de la douleur, tels que les analgésiques et les AINS, on a parfois aussi recours aux antidépresseurs pour prendre en charge la douleur chronique. En Belgique, cette utilisation est en général une utilisation off-label, sauf pour l’amitriptyline (TCA) et la duloxétine (IRSN).
Les RCP des antidépresseurs suivants mentionnent des indications liées à la douleur :
- Amitriptyline : douleurs neuropathiques ; prophylaxie des céphalées de tension chroniques ; prophylaxie de la migraine
- Duloxétine : douleurs neuropathiques périphériques d’origine diabétique
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Une nouvelle Cochrane Review a évalué les données documentant l’efficacité et la sécurité des antidépresseurs dans le traitement de la douleur chronique.1
Protocole de l’étude
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La Cochrane Review a inclus toutes les études randomisées ayant comparé des antidépresseurs à un placebo ou à d’autres traitements chez des adultes souffrant de douleurs chroniques autres que des céphalées et des migraines. Pour être prises en compte, les études devaient avoir une durée de suivi d’au moins 2 semaines et inclure au moins 10 patients par bras d’étude.
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Les critères d’évaluation primaires de la Cochrane Review étaient les suivants : nombre de patients dont la douleur avait sensiblement diminué (réduction d’au moins 50% sur une échelle de la douleur), intensité de la douleur, humeur, nombre de patients présentant des effets indésirables. Les critères d’évaluation secondaires étaient les suivants : réduction de la douleur de 30%, fonctionnement physique, sommeil, qualité de vie, amélioration globale, effets indésirables graves, taux d’abandon.
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Pour les critères d’évaluation liés à la douleur et pour les effets indésirables, les résultats ont été rapportés en fonction de la posologie utilisée (faible, standard, forte), car l’analyse de toutes les posologies combinées donnait des résultats plus hétérogènes et incohérents.
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Seuls les résultats d’analyses ayant pu inclure au moins 200 patients par antidépresseur étudié (et par posologie) étaient présentés dans le texte et le tableau récapitulatif. Les autres données ont été présentées dans un forest plot, sans plus de détails sur le nombre d’études, le nombre de patients, etc.
Résultats en bref
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La Cochrane Review a inclus 176 études en double aveugle sur les antidépresseurs chez un total de 28 664 patients souffrant de douleurs chroniques (âge moyen de 50,6 ans). La durée moyenne de traitement était de 10 semaines (allant de 2 semaines à 9 mois).
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Les pathologies les plus étudiées sont la fibromyalgie (59 études), les douleurs neuropathiques (49 études) et les douleurs musculo-squelettiques (arthrose, lombalgie, etc, 40 études).
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L’amitriptyline (43 études, n = 1 843) et la duloxétine (43 études, n = 6 362) étaient les antidépresseurs les plus fréquemment étudiés.
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La plupart des études ont été sponsorisées par une firme pharmaceutique. Les patients souffrant de maladies psychiques telles que la dépression étaient généralement exclus.
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Deux études sur trois présentaient un risque élevé de biais, principalement un biais de migration et un biais de notification.
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Pour le critère d’évaluation primaire réduction substantielle de la douleur (diminution de l’intensité de la douleur d’au moins 50%), 42 études ont pu être incluses dans la méta-analyse en réseau.
Réduction substantielle de la douleur :
- 42 RCT (n = 14 626), principalement des études contrôlées par placebo (nombre non précisé).
- Duloxétine à faible posologie (6 RCT, n = 1 116) : RC 1,71 (IC à 95% 1,36 à 2,20), number needed to treat to benefit (NNTB) de 8,3, degré de certitude modéré
- Duloxétine à posologie standard (16 RCT, n = 4 490) : RC 1,91 (IC à 95% 1,69 à 2,17), NNTB de 7,1, degré de certitude modéré
- Duloxétine à forte posologie (14 RCT, n = 3 692) : RC 1,91 (IC à 95% 1,66 à 2,21), NNTB de 7,4, degré de certitude modéré
- Mirtazapine à posologie standard (1 RCT, n = 422) : RC 1,30 (IC à 95% 0,79 à 2,15), faible degré de certitude
- Venlafaxine : le forest plot de la méta-analyse en réseau a montré une plus grande probabilité de réduction substantielle de la douleur avec une posologie élevée ou variable (selon l’efficacité et/ou la tolérance) de venlafaxine, mais une moindre probabilité de réduction de la douleur avec une posologie standard.
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La grande majorité des études rapportant ce critère d’évaluation portaient sur la duloxétine. La probabilité de présenter une réduction substantielle de la douleur était presque deux fois plus grande avec la duloxétine qu’avec le placebo (degré de certitude modéré), que ce soit à la faible posologie (<60 mg/j), à la posologie standard (60 mg/j) ou à forte posologie (>60 mg/j). Le number needed to treat to benefit (NNTB) était de 7 à 8.
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Avec la mirtazapine, la probabilité de présenter une réduction substantielle de la douleur n’était pas plus grande qu’avec le placebo (faible degré de certitude pour une posologie de
30 mg/j, pas de données pour les autres posologies). -
Pour les autres antidépresseurs disponibles en Belgique, les résultats d’analyse n’étaient pas présentés dans le texte ou le tableau récapitulatif parce qu’il n’y avait pas assez de données. Le forest plot qui représente les résultats de la venlafaxine, le seul autre IRSN commercialisé en Belgique, montre des résultats contradictoires selon la posologie étudiée. Parmi les études contrôlées par placebo sur l’amitriptyline, aucune n’a utilisé comme critère d’évaluation la réduction substantielle de la douleur ; l’étude comparative avec la duloxétine était de trop petite taille pour pouvoir en tirer des conclusions.
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Pour le critère d’évaluation primaire intensité de la douleur, les données de 49 études ont pu être incluses dans la méta-analyse en réseau.
Intensité de la douleur :
- 49 études (n = 14 504) dont 28 contrôlées par placebo.
- Duloxétine à faible posologie (6 RCT, n = 1 104) : DMS -0,11 (ICr à 95% -0,25 à 0,03), degré de certitude modéré
- Duloxétine à posologie standard (18 RCT, n = 4 959) : DMS -0,31 (ICr à 95% -0,39 à -0,24), effet faible à modéré, degré de certitude modéré.
- Duloxétine à forte posologie (14 RCT, n = 3 683) : DMS -0,37 (ICr à 95% -0,45 à -0,28), effet faible à modéré, faible degré de certitude.
- Amitriptyline : le forest plot ne montre pas de bénéfice avec une posologie élevée ou standard, mais montre un bénéfice avec une posologie variable (selon l’efficacité et/ou la tolérance). Analyse de toutes les posologies combinées : DMS -0,37 (Icr à 95% -0,71 à -0,02), très faible degré de certitude.
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La grande majorité des études rapportant ce critère d’évaluation étaient des études avec la duloxétine. Par rapport au placebo, la duloxétine a eu un effet bénéfique faible à modéré sur l’intensité de la douleur, aussi bien à posologie standard (degré de certitude modéré) qu’à forte posologie (faible degré de certitude), mais pas à faible posologie (degré de certitude modéré).
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Pour les autres antidépresseurs disponibles en Belgique, les résultats d’analyse n’étaient pas présentés dans le texte ou le tableau récapitulatif parce qu’il n’y avait pas assez de données (aucune pour la venlafaxine). Le forest plot qui représente les résultats de l’amitriptyline montre des résultats variables selon la posologie. L’analyse de toutes les posologies d’amitriptyline combinées montre un bénéfice, mais les preuves à l’appui ont un très faible degré de certitude.
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Pour le critère d’évaluation primaire humeur, 38 études ont pu être incluses dans la méta-analyse en réseau. L’analyse de ce critère a été effectuée par antidépresseur, indépendamment de la posologie.
Humeur :
- Données disponibles dans 38 RCT (n = 12 985) dont 22 contrôlées par placebo.
- Duloxétine (26 RCT, n = 7 952) : DMS -0,16 (ICr à 95% -0,22 à -0,10), faible effet, degré de certitude modéré.
- Mirtazapine (1 RCT, n = 406) : DMS -0,50 (ICr à 95% -0,78 à -0,22), effet modéré, faible degré de certitude.
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La plupart des études portaient sur la duloxétine. L’analyse montrait un faible effet favorable de la duloxétine sur l’humeur (degré de certitude modéré).
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Dans 1 RCT portant sur 406 patients, la mirtazapine (30 mg) a été associée à un bénéfice modéré sur l’humeur (faible degré de certitude).
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Pour les autres antidépresseurs disponibles en Belgique, les résultats d’analyse n’étaient pas présentés dans le texte ou le tableau récapitulatif parce qu’il n’y avait pas assez de données (aucune pour l’amitriptyline et la venlafaxine, un IRSN).
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Pour le critère d’évaluation primaire survenue d’effets indésirables, 93 études étaient disponibles pour la méta-analyse en réseau.
Effets indésirables :
- Données disponibles dans 93 études (22 558 patients), dont 47 étaient contrôlées par placebo.
- Duloxétine à faible posologie (6 RCT, n = 1 031) : RC 2,03 (IC à 95% 1,45 à 2,62), nombre nécessaire pour nuire (NNN) de 7, très faible degré de certitude.
- Duloxétine à posologie standard (20 RCT, n = 4 998) : RC 1,88 (IC à 95% 1,58 à 2,17), NNN de 7, très faible degré de certitude.
- Duloxétine à forte posologie (10 RCT, n = 4 000) : RC 1,93 (IC à 95% 1,64 à 2,23), NNN de 7, très faible degré de certitude.
- Mirtazapine à posologie standard (2 RCT, n = 457) : RC 1,70 (IC à 95% 0,48 à 2,91), très faible degré de certitude
- Amitriptyline à posologie standard (10 RCT’s, n = 997): RC 2,66 (IC à 95% 2,14 à 3,19), NNN de 4,5, très faible degré de certitude.
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Le nombre nécessaire pour nuire (NNN) était de 7 pour la duloxétine et de 4,5 pour l’amitriptyline (dans les deux cas, le NNN est basé sur des données de très faible degré certitude).
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La mirtazapine à posologie standard n’exposait pas à un risque plus élevé d’effets indésirables que le placebo (très faible degré de certitude).
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Pour les autres antidépresseurs disponibles en Belgique, les résultats d’analyse n’étaient pas présentés dans le texte ou le tableau récapitulatif parce qu’il n’y avait pas assez de données.
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Pour la plupart des critères d’évaluation secondaires d’efficacité (fonctionnement physique, sommeil, amélioration globale), la duloxétine est apparue (sur la base de la méta-analyse en réseau) comme le meilleur antidépresseur du classement (à côté du milnacipran, qui n’est pas disponible en Belgique). L’effet était généralement faible et la duloxétine n’apportait aucun bénéfice en termes de qualité de vie (faible degré de certitude).
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En ce qui concerne l’effet des antidépresseurs étudiés sur les critères d’évaluation secondaires de sécurité (effets indésirables graves et taux d’abandon), seules des données de très faible degré certitude étaient disponibles, ne permettant pas de tirer des conclusions.
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Seule la duloxétine a fait l’objet d’un nombre suffisant d’études pour évaluer le risque de biais de publication : le funnel plot montre quelques signes de biais de publication.
Limites de l’étude
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Les données de cette Cochrane Review proviennent principalement d’études contrôlées par placebo. Les études comparatives directes avec d’autres antidépresseurs étaient beaucoup moins nombreuses. Les études étaient souvent de courte durée et la plupart présentaient un risque élevé de biais.
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Les auteurs n’ont rapporté les résultats que pour la douleur chronique en général et pas pour les différents types de douleur.
Commentaire du CBIP
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Selon les auteurs de cette nouvelle Cochrane Review, la duloxétine est probablement plus efficace que d’autres antidépresseurs chez les patients souffrant de douleurs chroniques (fibromyalgie, douleurs neuropathiques, arthrose, etc…). Une posologie de 60 mg de duloxétine par jour s’est avérée efficace et il ne semblait pas y avoir de bénéfice à utiliser une posologie plus élevée. Les auteurs soulignent qu’il n’existe pas un antidépresseur pour la douleur chronique et qu’une approche individualisée est essentielle. Une telle approche prend en compte les besoins individuels du patient, ses expériences et ses préférences, dans le choix du traitement. Même s’il n’y a pas de preuves solides pour les autres antidépresseurs, ils peuvent néanmoins donner de bons résultats chez certains patients. L’amitriptyline en particulier bénéficie d’une grande expérience pratique. Les études sur l’amitriptyline sont souvent anciennes et ne répondent pas aux normes scientifiques actuelles (par exemple, pas de données sur la réduction substantielle de la douleur). L’amitriptyline étant extrêmement bon marché et hors brevet, il ne faut pas non plus s’attendre à de nouvelles études commerciales. Des études non sponsorisées par l’industrie peuvent combler cette lacune, comme l’étude OPTION-DM discutée dans les Folia de janvier 2023. Dans cette étude, l’amitriptyline et la duloxétine ont entraîné un soulagement comparable des douleurs chez des patients atteints de neuropathie diabétique ne répondant pas suffisamment à leur monothérapie.
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En raison des limites de cette Cochrane Review (voir plus haut), il est difficile d’en transposer les résultats à la pratique clinique. D’autres Cochrane Reviews portant sur l’efficacité des antidépresseurs dans différents types de douleur ont abouti à des résultats similaires pour l’amitriptyline et la duloxétine dans les douleurs neuropathiques2-4, mais pour la duloxétine dans la fibromyalgie, les résultats étaient moins concluants4,5. Les auteurs de la Cochrane Review sur l’amitriptyline (2015) dans la douleur neuropathique2 notent que le manque de preuves ne signifie pas nécessairement que l’amitriptyline n’est pas efficace, mais que son efficacité est peut-être surestimée.
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Cette Cochrane Review ne permet pas de se prononcer sur les risques et les bénéfices des antidépresseurs par rapport à d’autres médicaments contre la douleur chronique, tels que la prégabaline, un médicament antiépileptique dont l’efficacité a été prouvée dans la douleur neuropathique6.
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Nos collègues de la revue Minerva ont récemment discuté d’une revue de compilation sur les antidépresseurs dans la douleur, parue l’année dernière dans le BMJ7. Minerva concluait que la prudence était de rigueur lors de la prescription d’antidépresseurs dans la douleur chronique.
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Dans le guideline belge de 2017 sur la prise en charge de la douleur chronique en première ligne de soins (en cours de révision), l’amitryptiline (25 à 125 mg/j) est recommandée pour le traitement de la douleur neuropathique et de la fibromyalgie. La duloxetine (60 mg /j) peut être prise en considération pour le traitement de la neuropathie diabétique et, dans une moindre mesure pour les douleurs liées à la fibromyalgie. Dans le Guide de pratique clinique pour les douleurs lombaires et radiculaires du KCE, la recommandation est la suivante : Ne proposez pas de manière systématique des antidépresseurs tricycliques, ou des inhibiteurs non sélectifs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN) aux personnes présentant une lombalgie avec ou sans douleur radiculaire (niveau de preuve moyen à très faible).
Sources
1 Birkinshaw H, Friedrich CM, Cole P, Eccleston C, Serfaty M, Stewart G, White S, Moore RA, Phillippo D, Pincus T. Antidepressants for pain management in adults with chronic pain: a network meta-analysis. Cochrane Database of Systematic Reviews 2023, Issue 5. Art. No.: CD014682. DOI: 10.1002/14651858.CD014682.pub2
2 Moore RA, Derry S, Aldington D, Cole P, Wiffen PJ. Amitriptyline for neuropathic pain in adults. Cochrane Database of Systematic Reviews 2015, Issue 7. Art. No.: CD008242. DOI: 10.1002/14651858.CD008242.pub3
3 Moore RA, Derry S, Aldington D, Cole P, Wiffen PJ. Amitriptyline for fibromyalgia in adults. Cochrane Database of Systematic Reviews 2015, Issue 7. Art. No.: CD011824. DOI: 10.1002/14651858.CD011824
4 Lunn MPT, Hughes RAC, Wiffen PJ. Duloxetine for treating painful neuropathy, chronic pain or fibromyalgia. Cochrane Database of Systematic Reviews 2014, Issue 1. Art. No.: CD007115. DOI: 10.1002/14651858.CD007115.pub3.
5 Welsch P, Üçeyler N, Klose P, Walitt B, Häuser W. Serotonin and noradrenaline reuptake inhibitors (SNRIs) for fibromyalgia. Cochrane Database of Systematic Reviews 2018, Issue 2. Art. No.: CD010292. DOI: 10.1002/14651858.CD010292.pub2
6 Derry S, Bell RF, Straube S, Wiffen PJ, Aldington D, Moore RA. Pregabalin for neuropathic pain in adults. Cochrane Database of Systematic Reviews 2019, Issue 1. Art. No.: CD007076. DOI: 10.1002/14651858.CD007076.pub3
7 Stas P. Quelle est l’utilité des antidépresseurs dans le traitement de la douleur ? Minerva 2023;22:136-41