Messages clés
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L’utilisation d’antidépresseurs chez les patients atteints de troubles bipolaires est controversée. De nombreuses incertitudes persistent notamment quant à l’utilité d’une poursuite du traitement après la rémission de l’épisode dépressif.
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Une étude randomisée contrôlée par placebo, menée chez des patients atteints de trouble bipolaire de type I, conclut que l’usage prolongé d’antidépresseurs en plus du traitement de fond ne permet pas de prévenir de nouveaux épisodes thymiques. La probabilité d’un nouvel épisode dépressif diminue, mais possiblement au prix d’un risque majoré d’épisode maniaque ou hypomaniaque.
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L’étude ne permet cependant pas de tirer de conclusions définitives, car il n’a pas été possible d’y inclure le nombre de participants prévus et qu’il y a été mis fin prématurément.
En quoi cette étude est-elle importante ?
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Les troubles bipolaires (anciennement appelés épisodes maniaco-dépressifs) se caractérisent par des épisodes récurrents de manie/hypomanie et de dépression, en alternance avec des périodes où les symptômes sont limités ou absents. Cette pathologie a un impact négatif sur la vie du patient, avec un risque important de suicide. Les patients qui ont eu au moins un épisode maniaque ou mixte (caractérisé par des symptômes tant maniaques que dépressifs) répondent au diagnostic de trouble bipolaire de type I. Quant aux patients qui ne sont jamais passés par une phase maniaque, mais qui ont présenté un épisode d’hypomanie, on pose le diagnostic de trouble bipolaire de type II. Pour tout complément d’information sur les troubles bipolaires et leur traitement, voir les Folia de février 2014).
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L’usage d’antidépresseurs dans les troubles bipolaires est controversé. Les antidépresseurs se sont révélés efficaces pour les épisodes dépressifs, mais leur effet est limité. Etant donné qu’ils peuvent déclencher un épisode maniaque en monothérapie, ils sont systématiquement ajoutés au traitement de fond par un médicament thymorégulateur et/ou un antipsychotique atypique.1
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L’éventuelle plus-value de la poursuite de l’antidépresseur après la rémission de la dépression dans les troubles bipolaires a été évaluée pour la première fois dans une étude randomisée, contrôlée par placebo, publiée dans le New England Journal of Medicine.1
Protocole de l’étude
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Il s’agit d’une étude randomisée, en double aveugle, contrôlée par placebo ayant inclus 177 patients atteints de trouble bipolaire de type I au Canada, en Corée du Sud et en Inde. Les participants étaient en rémission après un récent épisode dépressif, pour lequel ils prenaient un antidépresseur (escitalopram ou bupropione) en complément de leur traitement de fond par un médicament thymorégulateur ou un antipsychotique (sans autres détails). Le groupe intervention (n = 90) a continué à prendre l’antidépresseur pendant 52 semaines, tandis que le groupe témoin (n = 87) a reçu un placebo.
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Le critère d’évaluation primaire était la survenue d’un nouvel épisode thymique (dépressif, maniaque ou hypomaniaque, mixte).
Pour atteindre le critère d’évaluation « épisode thymique », le patient devait remplir au moins l’un des critères suivants : un score supérieur ou égal à 20 (= dépression légère) sur l’échelle Montgomery–Åsberg Depression Rating Scale (MADRS), un score supérieur ou égal à 16 (= manie légère) sur l’échelle Young Mania Rating Scale (YMRS), un score supérieur ou égal à 4 (= maladie modérée) sur l’échelle Clinical Global Impression – Severity Scale for Bipolar Disorder (CGI-S-BD), une hospitalisation pour symptômes thymiques, la nécessité d’une médication d’appoint pour symptômes thymiques, un score supérieur ou égal à 4 (idées suicidaires) pour le suicide sur l’échelle MADRS ou un décès par suicide.La survenue d’un nouvel épisode dépressif et la survenue d’un nouvel épisode maniaque ou hypomaniaque étaient les critères d’évaluation secondaires. Une analyse en sous-groupes a également été effectuée selon le type d’antidépresseur. Toutes les analyses ont été réalisées en intention de traiter.
Résultats en bref
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23% des 178 patients ont abandonné l’étude avant la fin : 28% dans le groupe ayant continué l’antidépresseur et 18% dans le groupe placebo (pas de test statistique) et aucune information sur le motif de l’abandon).
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Efficacité :
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Critère d’évaluation primaire : Après 52 semaines, 31% des patients restés sous antidépresseur avaient présenté un nouvel épisode thymique. Ce pourcentage était numériquement inférieur aux 46% observés parmi les patients sous placebo, mais la différence n’était pas statistiquement significative (rapport de risque (HR) 0,68 ; IC à 95% de 0,43 à 1,10).
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Critères d’évaluation secondaires :
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Un nouvel épisode dépressif est survenu chez 17% des patients restés sous antidépresseur, contre 40% dans le groupe placebo, avec une différence statistiquement significative en faveur du premier groupe (HR 0,43 ; IC à 95% de 0,25 à 0,75). La probabilité de ne pas avoir d’ épisode dépressif pendant un an était de 72% avec la poursuite du traitement, contre 53% avec le placebo.
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Un nouvel épisode maniaque ou hypomaniaque est survenu chez 12% des patients restés sous antidépresseur, contre 6% dans le groupe placebo. La différence entre les deux groupes n’était pas statistiquement significative (HR 2,28 ; IC à 95% de 0,86 à 6,08). La probabilité de ne pas avoir d’épisode maniaque ou hypomaniaque pendant un an était de 81% avec la poursuite du traitement, contre 92% avec le placebo.
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Sécurité (pas de test statistique) : 63% des patients restés sous traitement antidépresseur ont déclaré au moins 1 effet indésirable, contre 68% des patients du groupe placebo. Une prise de poids cliniquement significative (≥ 7%) a été constatée chez 14% des patients restés sous traitement antidépresseur, contre 7% des patients du groupe placebo ; et des troubles de la mémoire, chez 16% contre 8%. Il n’y a pas eu d’effets indésirables graves.
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Aucun patient ne s’est suicidé, ni n’a tenté de mettre fin à ses jours. Cependant, un patient ayant arrêté l’antidépresseur a connu une aggravation des idées suicidaires.
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La poursuite du traitement par escitalopram s’est accompagnée d’un épisode maniaque ou hypomaniaque chez 16% des patients, contre 5% du côté des patients passés au placebo. Un épisode dépressif est survenu chez respectivement 16% et 35% des patients. Pour la bupropione, 6% des patients des deux groupes ont connu un épisode maniaque ou hypomaniaque et 17% et 50%, respectivement, un épisode dépressif. L’étude n’avait cependant pas une puissance suffisante pour une analyse en sous-groupes selon le type d’antidépresseur. De ce fait, ces résultats ne peuvent être considérés que comme étant descriptifs.
Limites de l’étude
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L’étude s’est terminée prématurément en raison de problèmes de recrutement liés au COVID-19 et du retrait du sponsor, si bien que le nombre visé de participants n’a pas été atteint. En outre, la majorité des participants venaient d’Inde (86%) et tous les patients prenaient de l’escitalopram ou de la bupropione, ce qui limite la généralisabilité des résultats.
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Les chercheurs n’ont pas fourni de détails sur la posologie des antidépresseurs et des thymorégulateurs, ainsi que sur le type de thymorégulateur. Dans leur réaction à un commentaire critique sur le sujet, ils ont toutefois mentionné que tous les patients prenaient des doses thérapeutiques stables.2
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Le groupe sous placebo a progressivement arrêté l’antidépresseur en deux semaines, ce qui est très rapide au regard des recommandations actuelles en matière d’arrêt progressif. Il se peut que les symptômes de sevrage présentés par certains patients peu après l’arrêt progressif aient été interprétés à tort comme un nouvel épisode dépressif.
Commentaire du CBIP
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Cette étude n’a pas montré de bénéfice convaincant de la poursuite du traitement antidépresseur, en prévention de nouveaux épisodes thymiques, dans le trouble bipolaire de type I. La probabilité d’un nouvel épisode dépressif diminue, mais possiblement avec un risque plus élevé d’épisode maniaque ou hypomaniaque.
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Suite aux problèmes de recrutement rencontrés, les patients ont été moins nombreux que prévu à participer à l’étude. Il n’est donc pas possible de tirer de conclusions définitives. Les résultats concordent cependant avec les recommandations actuelles en matière d’utilisation d’antidépresseurs dans le trouble bipolaire de type I : si un épisode dépressif ne connaît pas une amélioration suffisante avec un traitement thymorégulateur (cf. 10.3.8. Médicaments des troubles bipolaires), un antidépresseur peut y être ajouté, mais la poursuite du traitement n’est généralement pas recommandée en raison du risque majoré de manie ou d’hypomanie.3
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Les médecins peuvent utiliser les résultats de l’étude pour en discuter avec certains patients atteints d’un trouble bipolaire de type I, qui sont stables et en rémission, mais qui prennent encore des antidépresseurs. Chez ces patients, ils peuvent opter pour une tentative d’arrêt progressif du traitement, en faisant preuve de vigilance à l’égard des récidives.4 Pour tout complément d’information sur l’arrêt progressif des antidépresseurs, voir les Folia de janvier 2025 ou l’e-learning « Arrêt progressif des antidépresseurs » de décembre 2024.
Sources
1 Yatham LN, Arumugham SS, Kesavan M, et al. Duration of adjunctive antidepressant maintenance in bipolar I depression. N Engl J Med 2023;389:430-40. DOI: 10.1056/NEJMoa2300184
2 Nóbrega G, Vasconcelos MM, Bisol LW. Adjunctive antidepressant maintenance in bipolar I depression. Correspondence. N Engl J Med 2023;389:2305-2307. DOI: 10.1056/NEJMc2310280
3 https://bestpractice.bmj.com/topics/en-gb/488/management-approach
4 Byrne PR. Continuing adjunctive antidepressants after remission in patients with bipolar depression. NEJM Journal Watch 2023, August 8.