Message clé
Il existe peu de données sur les conséquences cliniques de l’interaction pharmacocinétique entre les opioïdes métabolisés par le CYP2D6 (codéine, oxycodone, tramadol) et les antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6 (citalopram, escitalopram, sertraline, fluoxétine, fluvoxamine, paroxétine, duloxétine, bupropione, venlafaxine, moclobémide). Pourtant, une étude de cohorte menée chez des personnes âgées en maison de repos montre que l’association d’antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6 (fluoxétine, paroxétine, duloxétine, doxépine et bupropione) avec des opioïdes métabolisés par le CYP2D6 complique le contrôle de la douleur et augmente le risque d’événements indésirables chez ces patients.1
Avant de détailler cette étude, nous aimerions rappeler brièvement le mécanisme de cette interaction.
Mécanisme de l’interaction
Certains opioïdes sont des prodrogues qui nécessitent d’être métabolisées par le CYP2D6 pour exercer leur action analgésique (c’est le cas de la codéine). D’autres opioïdes, comme le tramadol et l’oxycodone, ont déjà une action analgésique limitée mais nécessitent la métabolisation par le CYP2D6 pour fournir une analgésie efficace sur le plan clinique via la production de métabolites plus ou moins actifs.
Les médicaments inhibiteurs du CYP2D6 (tels que certains antidépresseurs) empêchent la métabolisation de certains opioïdes en leur métabolite actif, avec comme conséquence possible une analgésie insuffisante.
Il existe des variantes génétiques pour le CYP2D6 et l’on parle de métaboliseurs pauvres, rapides et ultra-rapides. Ces différences peuvent influencer l’efficacité et le risque d’effets indésirables (voir Folia d’octobre 2013).
En quoi cette étude est-elle importante ?
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Aux Etats-Unis, plus de 90% des résidents de maisons de repos traités par des opioïdes reçoivent des opioïdes métabolisés par le CYP2D6 pour traiter leurs douleurs (p.ex. codéine, tramadol et oxycodone).
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Plus d’un tiers des résidents des maisons de soins de longue durée souffrant de douleurs chroniques ont reçu des opioïdes sur ordonnance en association avec des antidépresseurs entre 2011 et 2015 aux Etats-Unis.
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En Belgique, la consommation d’opioïdes a énormément augmenté au cours de ces dix dernières années. Environ 10% de la population consomme au moins un des médicaments suivants, pour diverses raisons : tramadol, tilidine, oxycodone, patchs de fentanyl ou piritramide. La Belgique suit en cela une tendance mondiale.2
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Peu d’études ont déjà exploré le côté pharmacocinétique de cette interaction entre les opioïdes métabolisés par le CYP2D6 et les antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6 chez les patients âgés. Les études précédentes étaient limitées à une population jeune ou à des contextes spécifiques en se limitant souvent à une seule classe d’antidépresseur.
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Peu d’études se sont intéressées à l’effet clinique de cette interaction sur les patients.
Protocole de l’étude
Il s’agit d’une étude de cohorte rétrospective basée sur le concept de « target trial emulation ». Une « target trial emulation » simule un essai contrôlé randomisé (RCT) hypothétique en utilisant des données observationnelles, mais sans randomisation.3, 4, 5
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Cette étude inclut des résidents de maison de repos âgés de 65 ans ou plus aux Etats-Unis :
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ayant reçu un diagnostic de douleur chronique ;
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traités depuis au minimum 30 jours par des opioïdes métabolisés par le CYP2D6 (codéine, hydrocodone, oxycodone, tramadol) ;
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utilisant un antidépresseur ;
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n’ayant pas séjourné à l’hôpital ou dans un centre de revalidation ;
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avec au moins une évaluation MDS (« Minimum Data Set », outil d’évaluation qui mesure l’état de santé des résidents de maisons de repos).
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Les traitements comprenaient l’instauration d’un antidépresseur inhibiteur du CYP2D6 (fluoxétine, paroxétine, duloxétine, doxépine, bupropione) ou d’un antidépresseur « neutre » vis-à-vis du CYP2D6 (groupe « contrôle »). Selon notre méthodologie, les inhibiteurs « neutres » correspondent à des inhibiteurs « non puissants ».
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Les critères d’évaluation sont divisés en deux catégories :
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les critères cliniques comprenaient l’aggravation de la douleur (sur base d’une échelle numérique avec quatre catégories d’intensité de la douleur), du fonctionnement physique et de la dépression ;
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les évènements indésirables : hospitalisation et visite aux urgences liées à la douleur, troubles liés à l’utilisation (opiod use disorder (OUD)) (abus, dépendance, intoxication) ou surdosage.
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Résultats en bref
Critères cliniques
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Parmi les 29 435 patients identifiés, l’utilisation d’opioïdes métabolisés par le CYP2D6 en même temps que des antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6 a été associée à un risque légèrement plus élevé d’aggravation de la douleur (adjusted rate ratio 1,13 IC à 95% de 1,09 à 1,17) par rapport à l’utilisation des antidépresseurs « neutres ».
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Aucune différence statistiquement significative n’a été mise en évidence en ce qui concerne le fonctionnement physique et la dépression.
Evénements indésirables liés aux opioïdes
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L’utilisation des opioïdes métabolisés par le CYP2D6 avec des antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6 a été associée à une incidence plus élevée pour différents critères d’évaluation par rapport à l’utilisation d’antidépresseurs « neutres »:
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Hospitalisations liées à la douleur : adjusted incidence rate ratio (aIRR) 1,37 (IC à 95% de 1,19 à 1,59) ;
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Visites aux urgences liées à la douleur : adjusted incidence rate ratio 1,49 (IC à 95% de 1,24 à 1,80) ;
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Troubles liés à l’utilisation des opioïdes (abus, dépendance, intoxication) : adjusted incidence rate ratio 1,93 (IC à 95% de 1,37 à 2,73).
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Aucune différence significative n’a été mise en évidence en ce qui concerne le risque de surdose aux opioïdes.
Limites de l’étude
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Les données reflètent les médicaments prescrits mais pas ceux effectivement consommés et les dosages ne sont pas connus ;
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L’étude a corrigé de nombreux facteurs de confusion tels que les caractéristiques démographiques, la comorbidité, la co-médication et la durée d’utilisation des opioïdes, mais les facteurs de confusion résiduels ne peuvent pas être complètement exclus ;
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Aucune information génétique sur la capacité des participants à métaboliser les opioïdes et les antidépresseurs n’est disponible ;
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Les mesures des critères d’évaluation reposent uniquement sur des auto-évaluations des patients (risque de biais de déclaration) ;
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L’analyse n’a pas pu inclure un contrôle négatif (comme l’utilisation de morphine, un opioïde non métabolisé par le CYP2D6) en raison de la faible fréquence de co-prescription avec les antidépresseurs ;
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L’étude se limite à des patients résidents de maison de repos, ce qui limite la généralisation de l’étude.
Commentaire du CBIP
Selon notre méthodologie, les inhibiteurs du CYP2D6 considérés comme « neutres » dans cette étude correspondent à des inhibiteurs « non puissants » dans le Répertoire. Les résultats de cette étude ne peuvent donc pas être extrapolés à tous les inhibiteurs. Cependant, notre conclusion a été écrite et est valable pour tous les inhibiteurs du CYP2D6.
L’association d’un opioïde métabolisé par le CYP2D6 et d’un antidépresseur inhibiteur du CYP2D6 est associée à une aggravation de la douleur et à une augmentation des événements indésirables liés aux opioïdes chez les patients âgés en maison de repos.
Lorsque l’utilisation concomitante de ces deux classes de médicaments est cliniquement nécessaire, le choix d’antidépresseurs qui n’agissent pas sur le CYP2D6, plutôt que d’antidépresseurs inhibiteurs du CYP2D6, peut permettre d’obtenir des résultats cliniques et un profil d’effets indésirables supérieurs ou égaux.
Cette interaction est également une occasion de réévaluer la nécessité des deux traitements chez la personne âgée : Les deux traitements (antidépresseurs et opioïdes) sont-ils réellement nécessaires chez ce patient âgé, compte tenu des risques liés à cette combinaison ? L’antidépresseur est-il toujours indiqué, ou le traitement a-t-il été prolongé sans réévaluation de sa nécessité ? Les opioïdes sont-ils la meilleure option pour gérer la douleur dans ce cas précis ? D’autres alternatives ont-elles été envisagées, telles que l’utilisation optimale du paracétamol ou des approches non médicamenteuses ?
Nous vous invitons à consulter nos différents e-learning et notre boite à outils qui abordent ces différentes questions.
Noms de spécialités :
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Bupropione : Bupropion(e), Wellbutrin® (voir Répertoire).
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Citalopram : Citalopram(e), Cipramil® (voir Répertoire).
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Codéine + ibuprofène : Brufen Codeine® (voir Répertoire).
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Codéine + paracétamol : Algocod®, Dafalgan Codeine®, Paracetamol Codeine Teva® (voir Répertoire).
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Codéine + paracétamol + caféine : Nevrine Codeine® (voir Répertoire).
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Duloxétine : Cymbalta®, Duloxetine(e) (voir Répertoire).
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Escitalopram : Escidivule®, Escitalopram(e), Sipralexa® (voir Répertoire).
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Fluoxétine : Fluoxetin(e), Prozac® (voir Répertoire).
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Fluvoxamine : Floxyfral®, Fluvoxamine EG® (voir Répertoire).
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Moclobémide : Moclobemide Sandoz® (voir Répertoire).
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Oxycodone : OxyNorm®, Oxycodon(e) (voir Répertoire).
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Oxycodone + naloxone : Targinact® (voir Répertoire).
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Paroxétine : Paroxetin(e), Seroxat® (voir Répertoire).
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Sertraline : Serlain®, Sertralin(e) (voir Répertoire).
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Tramadol : Contramal®, Tradonal®, Tramadol(e), Tramium® (voir Répertoire).
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Tramadol + dexkétoprofène : Skudexa® (voir Répertoire).
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Tramadol + paracétamol : Algotra®, Tramadol/Paracétamol(e), Zaldiar® (voir Répertoire).
Sources
1 Wei Yu-Jung J et al. Clinical and adverse outcomes associated with concomitant use of CYP2D6-metabolized opioids with antidepressants in older nursing home residents: a target trial emulation study. Annals of Internal Medicine 2024 ;177(8): 1058-1068 (doi : 10.7326/M23-3109).
2 INAMI, Flash VIG-news : abus des antalgiques opioïdes – pour un usage rationnel des opioïdes, consulté le 18/12/2024.
3 BMJ, Target trial emulation: applying principles of randomised trials to observational studies, consulté le 27/01/2025.
4 JAMA, Target Trial Emulation: A Framework for Causal Inference From Observational Data, consulté le 27/01/2025.
5 NEJM, “Target Trial Emulation” for Observational Studies — Potential and Pitfalls, consulté le 27/01/2025.