Les opioïdes dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses
Résumé |
L’échelle de la douleur établie par l’OMS il y a 30 ans est un outil remarquable qui a permis une meilleure prise en charge de la douleur cancéreuse en soins palliatifs. Elle fait intervenir notamment les opioïdes. Outre leur utilisation en soins palliatifs, les opioïdes sont aussi de plus en plus utilisés dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses, suite à l’extrapolation de cette échelle de la douleur. Cependant, on manque actuellement de preuves solides sur leur efficacité à long terme dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses. Par contre, leurs effets indésirables et interactions médicamenteuses sont nombreux et bien documentés. La prise en charge de la douleur chronique doit être multidisciplinaire, le traitement médicamenteux ne constituant qu’un des aspects de la prise en charge. Lorsqu’on envisage d’instaurer un traitement par un opioïde, son rapport bénéfice/risque doit être rigoureusement évalué. |
Les opioïdes (anciennement appelés analgésiques morphiniques) regroupent un large éventail de molécules avec différents pouvoirs antalgiques. On y retrouve des analgésiques puissants (buprénorphine, fentanyl, hydromorphone, méthadone, morphine, oxycodone, piritramide, tapentadol) et de puissance modérée (pentazocine, péthidine, tilidine), mais également des analgésiques peu puissants (codéine, dihydrocodéine, tramadol).
Introduction
Il y a 30 ans, l’OMS a établi une échelle de la douleur qui a permis un usage plus rationnel des opioïdes dans le cadre des soins palliatifs. Le principe de cette échelle est d’introduire lentement et à dose et puissance progressives un opioïde lorsque la douleur ne peut plus être contrôlée par un analgésique non opioïde. De nombreux patients atteints de cancers voient ainsi leur douleur soulagée de manière adéquate et bénéficient d’un meilleur confort de fin de vie.
Par contre, on constate actuellement une utilisation croissante des opioïdes en dehors du contexte palliatif dans la plupart des pays développés, principalement aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, ce qui pose sérieusement question. Aux Etats-Unis, l’augmentation alarmante de l’utilisation de ces médicaments va de pair avec une augmentation du nombre de décès et d’admissions en service d’urgence pour abus1. Cet usage accru s’explique par le fait que l’échelle de la douleur de l’OMS a été extrapolée au traitement des douleurs chroniques non cancéreuses (par exemple douleurs arthrosiques ou neuropathiques, lombalgie), et ce sans que cet usage ne soit suffisamment étayé. Si l’on décide d’instaurer un tel traitement, il convient d’en évaluer rigoureusement le rapport bénéfice/risque et d’informer clairement le patient quant à l’objectif visé; il convient également de réévaluer régulièrement la situation.
Efficacité
Il n’y a pas suffisamment de preuves que l’utilisation prolongée des opioïdes permette d’améliorer à long terme le contrôle de la douleur chronique non cancéreuse, ni la fonction physique.1-4 Ceci s’explique, d’une part, par le fait que la plupart des études évaluant l’efficacité des opioïdes dans le traitement de la douleur chronique non cancéreuse ont un suivi de moins de 6 semaines, et que la qualité méthodologique des études est souvent insuffisante.2 D’autre part, les résultats décevants concernant le manque d’efficacité à long terme du traitement peuvent s’expliquer par le fait qu’on espère traiter la douleur chronique non cancéreuse de la même manière que la douleur cancéreuse ou aiguë, c’est-à-dire sur base de l’échelle de la douleur de l’OMS. Or, les mécanismes impliqués dans la douleur cancéreuse ou aiguë ne semblent pas être les mêmes que dans la douleur chronique non cancéreuse. Lorsque la douleur évolue vers la chronicité, des modifications de connexions cérébrales ont lieu notamment dans l’hippocampe, associant la douleur aux circuits cérébraux émotionnels et de récompense plutôt qu’aux circuits de la nociception.9, 10
Innocuité
Les opioïdes provoquent de nombreux effets indésirables, ainsi qu’une dépendance et une tolérance menant à un usage abusif. Les effets indésirables augmentent avec la dose de l’opioïde1-4,7. Il s’agit de troubles cognitifs, une diminution du bien-être et de la qualité de vie, de troubles hormonaux et d’une augmentation du taux d’accidents1,3. D’autres effets indésirables bien connus sont constipation, nausées et vomissements, somnolence, hypotension orthostatique et dépression respiratoire (voir Répertoire, chapitre 8.3.). Une étude de cohorte rétrospective récente8 montre que le risque de mortalité toutes causes confondues est 1,64 fois plus élevé avec un opioïde à longue durée d’action (morphine ou oxycodone à libération prolongée, patches de fentanyl) qu’avec un antiépileptique ou un antidépresseur tricyclique utilisés dans les mêmes indications. Les opioïdes peuvent également être impliqués dans des interactions médicamenteuses importantes, par exemple avec l’alcool ou les benzodiazépines. Le médecin doit se montrer vigilant lorsqu’il évalue la balance bénéfice/risque du traitement dans ce genre de situation. Pour plus de détails sur les interactions médicamenteuses des opioïdes, nous référons au Répertoire (chapitre 8.3.) et aux Folia de mai 2016 concernant le syndrome sérotoninergique.
Recommandations
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Vu leur balance bénéfice/risque défavorable en dehors des soins palliatifs et du traitement des douleurs cancéreuses et des douleurs aiguës, les opioïdes ne sont pas un premier choix dans le traitement des douleurs chroniques non cancéreuses.
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Selon les recommandations publiées en mars 2016 par le Centers for Disease Control and Prevention (CDC)7, la prise en charge de la douleur chronique non cancéreuse ne se limite pas à un traitement médicamenteux mais doit s’insérer dans une approche globale et multidisciplinaire, incluant des mesures non médicamenteuses comme la kinésithérapie, des techniques de gestion du stress ou d’amélioration du sommeil, une perte de poids ou la thérapie cognitivo-comportementale.5-7
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Lorsqu’un traitement médicamenteux est nécessaire, des analgésiques non opioïdes, souvent le paracétamol ou des AINS, sont à préférer en première intention. Cependant, l’efficacité de ces médicaments est parfois limitée et certains d’entre eux, surtout les AINS, comportent des effets indésirables non négligeables [concernant la douleur chronique, voir aussi chapitre 8.1. du Répertoire]7.
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En cas d’échec des autres traitements, les opioïdes peuvent être utilisés avec grande prudence dans le cadre d’affections sévères comme l’arthrite rhumatoïde destructrice, la drépanocytose, certains types de douleurs neuropathiques sévères [voir Fiche de Transparence « Névralgies »] ou des troubles sévères du collagène, mais ils ne constituent pas le traitement de premier choix.4
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Lorsque l’effet analgésique n’est plus suffisant, il est important de réévaluer la situation avant de décider d’augmenter la dose, puisque celle-ci est déterminante dans l’apparition d’effets indésirables, de dépendance et d’abus.
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Contrairement à la somnolence qui ne se manifeste généralement que pendant les premiers jours, la constipation est un effet indésirable vis-à-vis duquel il n’y a pas de tolérance et qui nécessite donc l’instauration d’un traitement laxatif préventif dès le début du traitement analgésique.
Quelques informations épidémiologiques
Les Etats-Unis sont les plus gros consommateurs d’opioïdes; de 1999 à 2010, la vente de ces médicaments a quadruplé, avec une augmentation parallèle du nombre de décès et d’hospitalisations suite à un abus.1
Une étude norvégienne2 montre que la prescription d’opioïdes dans des maisons de retraite a augmenté de 10,9 % à 23,8 % de 2000 à 2011. Le résultat le plus frappant de cette étude est la prescription d’opioïdes puissants (buprénorphine, fentanyl, morphine, oxycodone), qui a augmenté de 1,9 % en 2000 à 17,9 % en 2011.
Selon les chiffres de l’INAMI, la prescription de la plupart des opioïdes a fortement augmenté ces 15 dernières années.
Ces chiffres sont interpellants, mais difficiles à interpréter vu qu’on ne sait pas s’ils correspondent à une augmentation du nombre d’utilisations inappropriées ou à une augmentation du traitement des douleurs cancéreuses.
1 Ballantyne J. et al. WHO analgesic ladder : a good concept gone astray. (Editorial) BMJ 2016 (doi:10.1136/bmj.i20)
2 Reidun S. et al. Analgesic prescribing patterns in Norwegian nursing homes from 200 to 2011 : trend analyses of four data samples. Age and Ageing 2016; 45: 54-60 (doi:10.1093/ageing/afv184)
3 Freynhagen R. et al. Opioids for chronic non-cancer pain. BMJ 2013; 346: 1-8 (doi:10.1136/bmj.f2937)
4 Franklin G. et al. Opioids for chronic non cancer pain: a position paper of the American Academy of Neurology. Neurology 2014; 83: 1277-84 (doi:10.1212/WNL.0000000000000839)
5 Minerva 2015; 14: 39 (www.minerva-ebm.be/FR/Article/1077)
6 Thomas D. et al. Reflections on the role of opioids in the treatment of chronic pain: a shared solution for prescription opioid abuse and pain (Editorial). J Intern Med 2015; 278: 92-4 (doi:10.1111/joim.12345)
7 Dowell D. et al. CDC Guideline for Prescribing Opioids for Chronic Pain. JAMA 2016; 18:1-49 (doi:10.15585/mmwr.rr6501e1)
8 Ray WA. et al. Prescription of long-acting opioids and mortality in patients with chronic noncancer pain. JAMA 2016; 315: 2415-23 (doi:10.1001/jama.2016.7789)
9 Hashmi JA et al. Shape shifting pain: chronification of back pain shifts brain representation from nociceptive to emotional circuits. Brain; 2013; 136: 2751-68.
10 Mutso A. et al. Reorganization of hippocampal functional connectivity with transition to chronic back pain. Journal of Neurophysiology 2013; 111: 1065–76. (doi:10.1152/jn.00611.2013)